Préparez-vous au plus grand gaslighting*…
Voici une brillante tribune dans Medium signée Julio Vincent Gambuto. Tellement brillante que nous nous sommes contenté(e)s de la traduire et de l’adapter légèrement - le nom des marques par exemple.
Bonne lecture (et grosse claque) !
Le *gaslighting, si vous n’êtes pas familier avec le terme, se définit comme une manipulation assez bien faite pour vous faire douter de votre propre santé mentale. Par exemple, Antoine fait croire à Lola qu’elle est folle, alors qu’elle l’a clairement surpris en train de la tromper : il l’a gaslitée.
Bientôt, lorsque le pays va trouver comment « réouvrir » et repartir enfin de l’avant, des forces très puissantes vont tenter de nous convaincre de revenir « à la normale ». Rien n’est arrivé, ça n’a jamais existé - mais de quoi tu parles ? Des milliards vont être dépensés en publicités, en messages diffusés, en contenus télé et média pour que vous vous sentiez à nouveau heureux. Des affiches et des pubs à l’ancienne, mais aussi des formes plus contemporaines avec des memes qui vous rappelleront que ce que vous voulez, c’est la normalité.
En vérité, vous voulez le sentiment de la normalité - et nous le voulons tous. Nous voulons désespérément nous sentir à nouveau bien, retourner à nos petites routines, ne pas se taper des insomnies en se demandant comment on va payer le loyer du mois prochain, ne pas se réveiller pour scroller infiniment des news tragiques sur notre smartphone, pouvoir apprécier une tasse de bon café et simplement partir bosser le matin. Ce besoin de confort est réel et il sera bientôt encore plus pressant. Et toutes les marques vont voler à notre secours, chère consommatrice, cher consommateur, pour nous faire oublier cette période sombre et nous ramener à la vie telle qu’elle était avant la crise. Mais soyez vigilants.
Depuis les 100 dernières années, l’industrie multimilliardaire de la pub a opéré sur ce principe : trouver le problème du consommateur et le régler avec son produit. Quand le problème est pratique ou technique, la solution est « vue à la télé » et dispo chez Leroy Merlin. Mais quand le problème est émotionnel, la solution devient partie intégrante de votre vie et vous devenez un client fidèle. Coca Cola vous rend : heureux. Mercedes Benz vous rend : successful. Une croisière Costa en famille vous rend : spécial. Les petits malins du marketing savent évidemment comment mettre en avant comment les marques peuvent vous rendre la vie facile, mais les meilleurs d’entre eux, les plus brillants, connaissent le chemin vers votre cœur. Et sans aucun doute, ce sont nos cœurs qui ont été le plus traumatisés par ces derniers mois. Nous, les membres de la société, sommes désormais vulnérables d’une manière tout à fait inédite.
Cependant, ce que ce traumatisme de masse nous a montré ne peut pas être complètement effacé de nos mémoires. Le ciel bleu sans pollution au-dessus de Paris, le chant des oiseaux partout, la Seine lisse et calme, les canards qui se baladent tranquillement en ville. Les dauphins à St Tropez, les baleines à Marseille, les sangliers à Rome, les paons à Barcelone, les moutons sauvages au pays de Galles, les pumas à Santiago du Chili… Toutes ces images sont des cartes postales du monde tel qu’il pourrait être si nous trouvions le moyen de ne le pas détruire autant. Ce qui en revanche ne rentre pas dans la carte postale sont les autres scènes dont nous avons été témoins : un système de santé ne pouvant fournir de protection de base à son personnel soignant au front ; des petites entreprises - et même de grosses boîtes - ne pouvant plus payer leur loyer ou leurs employés ; un gouvernement perdu et mal préparé donnant des recommandations et des ordres contradictoires.
On a soulevé la pierre. Nous, en tant que nation, avons de gros problèmes. Ce n’est pas nouveau. Ce sont des problèmes qu’on ignore généralement, pas parce que nous sommes des gens affreux ou qu’on n’a pas envie de les résoudre, mais parce qu’on n’a pas le temps. Désolé, on a d’autres chats à fouetter. Peu importe vos origines, votre religion, votre genre, votre affiliation politique, même votre statut économico-social, nous partageons tous ça : nous sommes occupés. On se débat comme on peut pour faire fonctionner nos propres vies. On a des buts à atteindre, des réus à faire, des emprunts à payer - le tout pendant que le téléphone sonne et que les notifications d’emails apparaissent sur l’écran. Et une fois rentrés chez nous, Ikea et Mango et Stéphane Plaza nous font nous sentir assez bien pour nout lever le lendemain et recommencer à nouveau. C’est très facile de fermer les yeux sur un problème, quand on a à peine le temps de les fermer pour dormir. Le plus grand malentendu, celui qui cause de profondes et douloureuses tensions sociales dans notre pays, c’est l’idée que nous ne nous soucions pas des autres. Les blancs ne se soucient pas des problèmes des gens de couleur. Les flics ne s’intéressent pas aux communautés qu’ils servent. Les humains se foutent de l’environnement. Mais c’est faux : ça nous importe. C’est juste que nous n’avons pas le temps de faire quoi que ce soit pour le changer. Peut-être qu’il n’y a que moi pour penser comme ça… Mais peut-être que vous aussi.

Le tapis roulant sur lequel nous étions depuis des décennies vient de s'arrêter. Boum ! Et ça vous donne probablement l’impression d’avoir été désarçonnés et jetés à terre - bordel, mais qu’est-ce qui s’est passé ? J’espère que vous pouvez aussi le voir comme ça : ce qui s’est passé est inexplicablement incroyable. C’est le plus grand cadeau qu’on ait jamais pu déballer de l’histoire de l’humanité. Pas le virus bien sûr, ni les morts, mais La Grande Pause. C’est, en un mot, profond. S’il-vous-plaît, ne vous détournez pas de la lumière éclatante qui irradie à travers la fenêtre. Oui, ça fait mal aux yeux. Mais le rideau est grand ouvert. Ce que cette crise nous a amené, c’est la possibilité unique de voir notre pays et de nous voir tels que nous sommes. A quel autre moment dans nos vies aurions-nous eu l’occasion de voir ce qui se passerait si le monde s’arrêtait, tout simplement ? C’est maintenant. Et nous y sommes. Les magasins sont fermés, les restos vides, les rues et les autoroutes désertes et la planète elle-même est devenue plus silencieuse (d’après les sismologues). Cet événement rarissime a mis en lumière la façon dont nous vivions. Et c’est étrange. Vraiment étrange. Parce que ça n’est jamais arrivé avant. Si nous voulons créer un monde meilleur pour nos enfants, si nous voulons des démocraties durables, nous devons faire attention à ce que nous ressentons en ce moment même. Je ne peux pas me mettre à votre place, mais seulement imaginer que vous soyez comme moi : dévasté, déprimé, attristé.
Et n’est-ce pas le moment parfait pour H&M et Carrefour de m’aider à me sentir mieux ? Si je tenais le nouvel iPhone dans mes mains, si j’avais les dernières Nike aux pieds, si je pouvais siroter un Venti latte vanille de Starbucks, toutes ces mauvais pensés disparaîtraient. Vous pensez que je plaisante, que je nie aussi les bienfaits évidents d’avoir une économie dynamique. Vous avez raison. Notre façon de vivre n’est pas sans but. L’économie n’est pas fondamentalement mauvaise. Les marques créent des millions d’emplois. Comme les individus - et comme tout le reste d’ailleurs -, il y a des marques qui sont responsables et éthiques, d’autres pas. Mais elles font partie d’un système qui nous fait vivre. Nous avons sorti plus d’humains de la pauvreté grâce au pouvoir de l’économie qu’aucune autre civilisation dans l’histoire. Je comprends. Mais ses défauts ont été exposés à nu devant nos yeux. Ça ne marche pas pour tout le monde. Ça détruit beaucoup de choses. C’est tellement mal réparti que 3 hommes détiennent plus de fortune que 150 millions de personnes. Ses intentions ont été perverties et ses protections ont disparues. Nous avons été mis à terre par un pangolin. Nous devons maintenant faire mieux et trouver le chemin vers un marché mondial libre, mais responsable.
